Eugène Dubief et "Le journalisme" un ouvrage précurseur de l'Internet

Publié par Jean-Marc Fischer le

En 1892 est publié dans la collection « Bibliothèque des Merveilles » un livre de Eugène Dubief intitulé "Le journalisme" à l'aspect précurseur dont nous allons vous parler.

La collection « Bibliothèque des Merveilles » : une petite encyclopédie de poche à la pointe de la modernité.

La collection « Bibliothèque des Merveilles » est une collection de vulgarisation, lancée en 1864 par Louis Hachette, et dirigée par Édouard Charton. Elle aborde tous les thèmes, telle une « encyclopédie en désordre » que l’on pourrait comparer à la collection actuelle des « Que-sais-je ? ». Elle se présente sous la forme d’agréables petits livres in-12 bien illustrés par des graveurs célèbres de l’époque. On les trouvera soit brochés (les moins chers, permettant à leurs propriétaires d’en choisir la reliure) soit reliés, le plus souvent sous forme de livres de prix offert aux élèves méritants, ou sous une agréable reliure toilée bleue de l’éditeur avec des allégories (maçonniques) dorées sur les plats et le dos (les plus chères). Cette collection eut un grand succès à l’époque, en particulier comme livres de prix décernés aux élèves méritants.

C’est d’ailleurs un bon sujet de collection : il est paru plus de 100 titres.

L'auteur, Eugène Dubief. 

Eugène Dubief est présenté, à la page de titre de son livre, comme ancien secrétaire général de la direction de la presse au ministère de l’Intérieur et secrétaire de la ligue française de l’enseignement. Christian Delporte in Jules Verne et le journaliste. Imaginer l'information du XXe siècle dans Le Temps des médias 2005/1 (n° 4), pages 201 à 213, le donne aussi comme directeur politique du Progrès de Lyon. Nous n’en savons malheureusement pas plus sur lui.

Une revue de l’histoire, des transformations récentes et du fonctionnement de la presse au début des années 1890.

Dans une première partie intitulée "Le journal autrefois" l’auteur nous relate l’histoire du journalisme en IV chapitres (I. Les journalistes d'avant le journalisme. II. Premiers bégaiements du journalisme. III. Le journal se développe et s'affranchit. IV. Le journal devient une puissance). Sujet qui est déjà d’un intérêt certain car pas très courant pour l’époque. Puis, à la lumière des développements technologiques de cette fin du XIXe, il se lance, avec une deuxième partie intitulée "Le journal aujourd'hui", en X chapitres, dans la description de l’industrie journalistique de son époque (I. Moyens d'information. II. Le personnel. III. L'impression : La composition. IV. L'impression : Les machines. V. La question d'argent : Les dépenses. VI. La question d'argent : Les recettes. VII. Les journaux et l'art. VIII. Les grands journaux des deux mondes (la presse française). IX. Les grands journaux des deux mondes (la presse étrangère). X. L'influence sociale). On peut ainsi y lire le développement, l’essor et l’évolution du contenu des journaux en cette fin du XIXe siècle.

Dubief, un visionnaire de l'Internet.

Ce qui est le plus saisissant dans ce livre, c’est le chapitre I. "Moyens d'information" (pp. 69-88), de la deuxième partie intitulée Le journal aujourd'hui, dans lequel l’auteur se lance dans la prospective, imaginant l’information au XXe siècle. Rappelons que nous sommes en 1892 en pleine période du développement de l’électricité et de ses applications ; le télégraphe a été inventé par Morse en 1838, le téléscripteur en 1874 et le phonographe en 1877, tous les deux par Edison, le téléphone par Bell en 1874 (il y a controverse à ce sujet avec Gray), la première projection cinématographique faite par les frères Lumière à lieu en 1895. Dans cette ambiance de progrès et de positivisme notre auteur se projette dans le futur proche et image l’évolution du métier de journalisme à partir de ces inventions.

Il imagine alors un journal parlé (page 85) qu’il appelle le "téléphonographe" et il nous dit : « Chaque abonné, mis par un fil en communication avec son journal, n’aura plus qu’à tourner une boucle d’acier et à écouter. Non seulement, il aura ainsi les dernières nouvelles recueillies, mais il entendra, avec ou sans commentaires, le sermon du prédicateur, l’opéra nouveau, le discours du ministre ; il saura même, à point nommé, où ont éclaté les applaudissements ou les murmures. Impossible à l’orateur de retoucher la sténographie, ou au critique influent de trop vanter ou de trop dénigrer le jeu des artistes. Déjà aussi on parle d’enseigner par le téléphonographe la musique, la déclamation, les langues vivantes. »

Il va plus loin dans le futur - qu’il juge possible avec ces nouvelles technologies - (p. 86) : « Un épervier (Ndr. un épervier est une sorte de filet de pêche) indicible de conduits électriques enserrera le globe. Par eux, de partout, les nouvelles afflueront au cabinet du journaliste, comme par autant de filets nerveux ; d’autres filets nerveux les transmettront au même instant chez tous les abonnés ou les emmagasineront dans leur phonographe. Puis, qui sait ! nos neveux ayant trouvé enfin l’art de voir à distance, l’image, les gestes, le jeu des acteurs, des orateurs, des personnages célèbres suivront la même voie qui aura transmis leurs actes ou leurs paroles. Moyennant l’abonnement le plus minime, le citoyen du XXe siècle pourra évoquer devant lui, à volonté, un diorama vivant de l’Univers et être sans cesse en communion avec tout le genre humain. ». Quoi de plus surprenant ! Dubief prédit Internet avec son réseau mondial (« l’épervier ») et le téléphone qui permet d’y accéder, bon, ce n’est pas encore le smartphone, mais on s’en approche !

Plus loin (p. 238), il passe à la photographie (inventée par Niépce vers 1827, améliorée par Daguerre en 1839). Il prévoit le développement rapide de la « photographie des couleurs » (l’« autochrome » est inventé par les frères Lumière en 1903), « procédé mystérieux » sur lequel travaille un dénommé Baudran (qui est dit « graveur émérite », p. 228, et dont nous n’avons pas trouvé de biographie). Ce procédé, mystérieux, immanquablement sera dévoilé pour entrer dans le domaine publique et alors la diffusion des images sera générale et « Tous les musées alors appartiendront à tout le monde. Votre journal vous donne en supplément, sur une feuille encartée, La Vierge à la chaise, la Mater dolorosa, le Van Dyck ou le Vélasquez le plus célèbre, le Rembrandt le plus rare, ou un de ceux qu’on garde sous un triple écrin au British Museum. N’est-ce pas une merveille nouvelle à ajouter à tant de merveilles ? ».

Pour l'auteur la technologie remplacera alors l'homme.

Sa conclusion coule de source : le journaliste ne sera plus indispensable (p. 86) : « Alors ce sera si beau, le journalisme se sera si perfectionné qu’il n’y aura plus de journalisme. Le "ceci tuera cela" du poète [Ndr : Victor Hugo, titre d'un chapitre de Notre-Dame de Paris] aura trouvé une application de plus. Le Livre, d’après lui a sapé le Monument ; Le Journal a supplanté le Livre ; le Téléphone et le Phonographe supplanteront le Journal ». Pas très rassurant pour les journalistes, mais notre auteur s’est heureusement trompé ! N'y peut pas voir ici un parallèle avec les questions posées par le développement de l'intelligence artificielle ?

Sur notre site : Les livres de la collection « Bibliothèque des Merveilles » et en particulier Eugène Dubief "Le journalisme".

Bibliographie :
Édouard Charton et la Bibliothèque des Merveilles par A. Lagarde Fouquet [site en ligne].
Christian Delporte in Jules Verne et le journaliste. Imaginer l'information du XXe siècle dans Le Temps des médias 2005/1 (n° 4), pages 201 à 213 [en ligne].
"Alors ce sera si beau, le journalisme se sera si perfectionné qu’il n’y aura plus de journalisme" par Hervé Brusini [en ligne].
Dominique Kalifa, Les tâcherons de l'information : petits reporters et faits divers à la " Belle époque " [article en ligne].

Pierre Van den Dungen, “Ecrivains du quotidien : Journalistes et journalisme en France au XIXème siècle”, Semen [en ligne]. 
Controverse Gray et Bell sur l'invention du téléphone [en ligne sur Wikipédia]. 
Auguste et Louis Lumière [en ligne sur Wikipédia].
Thomas Edison [en ligne sur Wikipédia].
Histoire de la photographie [en ligne sur Wikipédia].


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